Écoutez à volonté… mais payez : l’incroyable système à péage de Radio Riviera en 1923

À l’aube de 1923, dans les colonnes du Petit Niçois et de l’Eclaireur de Nice du 1er janvier, une annonce attire l’attention des lecteurs : « Une œuvre intéressante va s’accomplir incessamment sur la Riviera… » Ce projet, signé par un certain M. Manescau, promet rien de moins que la première station de radiophonie française à vocation régionale. Son nom : Radio Riviera.

L’idée paraît futuriste. Installer entre Cannes et Menton un émetteur capable de diffuser informations, concerts et conférences à des auditeurs équipés d’appareils récepteurs installés dans leurs salons, leurs villas ou les grands hôtels de la côte. L’audition sans casque ni écouteur, grâce à des diffuseurs à pavillon est une promesse d’élégance et de confort.

Car la radiophonie, encore balbutiante, est vendue ici comme un art de vivre. « Les services qui seront organisés, sitôt les appareils mis au point, vont doter la Côte d’Azur d’une installation radiophonique vraiment remarquable et qui permettra d’entendre, de 10 heures à 23 heures, entendre tour à tour des informations de presse du monde entier, des renseignements commerciaux et de Bourses, des prévisions météorologiques, des concerts de musique classique, et pendant le repas, de joyeux airs de jazz-band, s’émerveille L’Eclaireur de Nice. Il est à peine utile d’insister sur le caractère merveilleusement pratique de cette application d’une des plus belles inventions modernes.« 

Dans le sous-sol d’une compagnie d’autocars

Peu de choses subsistent aujourd’hui sur Paul Manescau, mais les journaux de l’époque le présentent comme un spécialiste de la Téléphonie sans fil, il est radioamateur sous l’indicatif 8BO. Son ambition dépasse celle de ces confrères ou des ingénieurs des PTT : il veut créer un service public du loisir et de l’information, à l’échelle de la Riviera. Il obtient, avec l’appui du sous-secrétaire d’État Paul Laffont, une autorisation officielle d’émission.

Le projet s’installe au cœur de Nice, au 7 promenade des Anglais, dans les sous-sols de la S.A.N.T.A., où sont installés les appareils et les studios d’émission. Il s’agit de la Société Anonyme des Nouveaux Transports Automobiles, une compagnie d’autocars niçoise, qui exploitait des lignes entre Nice, Cannes, Menton et les principales stations balnéaires de la Côte d’Azur.

L’émetteur, d’une puissance de 500 watts, fonctionne sur 360 ou 370 mètres d’onde, selon les essais. Deux pylônes métalliques de 15 mètres supportent les fils d’antenne. L’installation, réalisée par la Société Française Radioélectrique, témoigne d’un savoir-faire national : les mêmes ingénieurs qui travaillent avec Radiola à Paris apportent ici leur expertise.

Le premier pay-per-listen au monde

Radio Riviera ne se veut pas une curiosité pour quelques passionnés, mais un service de luxe. Les riches particuliers ou les grands hôtels de Monte-Carlo, de Cannes et de Menton peuvent louer les premiers récepteurs, élégantes colonnes d’un mètre de haut, que l’on peut poser sur un meuble ou sur le sable, « très simples » et d’une « audition parfaite dans une salle de 20 mètres carrés ». Les auditeurs peuvent choisir : acheter leur poste ou le louer “au compteur”, à la minute d’écoute. Les journaux s’enthousiasment pour ces « premiers radio-taxis du monde », un système avant l’heure de pay-per-listen.

Concrètement, comment cela se passe ? La presse locale donne des détails. Le récepteur est un Radio-Standard.

« Le Radio-Standard comprend : les circuits d’accord ; un dispositif renforçateur par rétroaction ; quatre lampes à vide formant un étage d’amplification à haute fréquence, un détecteur et deux étages d’amplification à basse fréquence. Il est livré complet avec une batterie d’accumulateurs, deux blocs de plus de 40 volts, quatre lampes Radiola à trois électrodes et un diffuseur haut parleur Pathé.

Radio-Riviera, 7, Promenade des Anglais, se charge en outre de la mise en place du poste, de l’installation des antennes ou des cadres spéciaux, des réglages et de la surveillance de l’appareil pendant les huit premiers jours. Pendant ce temps, si pour une raison quelconque, les appareils se dérèglent, il suffira de téléphoner à Nice pour qu’un monteur parte aussitôt en automobile avec le matériel nécessaire pour la remise en état du poste.« 

Pour quels tarifs ? Nice 1800 F; Antibes, Vence, Cap d’Ail, Monaco, Monte-Carlo 2000 F; Menton, Cannes, La Napoule 2200 F; Grasse et La Napoule jusqu’à Saint-Tropez 2400 F. « Moyennant un forfait de 100 francs, Radio-Riviera assure l’entretien du poste, la recharge des batteries, le remplacement des lampes usées et les divers entretiens nécessaires. » Pour donner une idée, début 1923, 2000 F, c’est le prix d’une salle à manger en acajou (buffet, table et six chaises). Ce n’est donc pas donné. Mais la clientèle visée a les moyens.

La Riviera des Années folles comme décor

L’entreprise de Manescau s’inscrit dans un cadre exceptionnel. En ce début des années vingt, Nice est la capitale hivernale de la haute société européenne. Chaque année, au moment du Carnaval, la ville s’embrase d’un luxe insolent : bals masqués à l’Hôtel Negresco, réceptions aux casinos, défilés fleuris sur la Promenade des Anglais. Les souverains déchus et les aristocrates ruinés de l’Europe d’avant-guerre, Russes, Anglais, Autrichiens, Italiens, côtoient les nouveaux millionnaires américains et les artistes de passage. Les grands hôtels rivalisent d’éclat pour attirer cette clientèle cosmopolite avide de modernité. C’est dans ce monde de villégiature, de champagne et d’orchestres de qualité que Radio Riviera trouve naturellement sa place.

4 février 1923, la voix de la Riviera se fait entendre

Après des semaines d’installation, l’émetteur est enfin branché le mercredi 31 janvier 1923. Les premiers essais de voix ont lieu le vendredi 2 février. Deux jours plus tard, le dimanche 4 février, Radio Riviera est sur les ondes. Dans une petite salle capitonnée de tentures épaisses sise dans la cave de la compagnie d’autocars, la première émission publique de la Riviera est sur les ondes.

Quelques jours plus tard, Le Petit Niçois et L’Éclaireur de Nice s’enflamment :

« Les paquebots sur la Méditerranée, les amateurs de Corse, tous ont entendu la voix d’or de Mlle Phyllis Archibald, de l’Opéra de Monte-Carlo. »

L’idée qu’un chant puisse franchir la mer pour atteindre les côtes corses relève alors du sensationnel. « De nombreux télégrammes de Corse sont parvenus à la Direction de Radio-Riviera pour féliciter la cantatrice, rapporte L’Eclaireur de Nice. On imagine l’heureuse surprise de l’artiste lorsqu’elle apprit qu’en chantant dans la petite salle d’émission de Radio-Riviera, elle charmait au loin, à des centaines de kilomètres au-delà des mers, une multitude d’amateurs ravis. »

La Riviera, vitrine du progrès

Le succès de ces débuts tient aussi à l’audace des autorités locales. Malgré les protestations esthétiques (« les pylônes ne sont pas du plus gracieux effet »), le maire Pierre Gautier soutient le projet. Les Niçois se plaisent à voir leur ville se hisser au rang des capitales du progrès, à la hauteur de Londres et de Paris.

Le programme type de la journée que dévoile les journaux locaux témoigne du raffinement de la station :

« Dans la matinée : informations de dernière heure de Paris, Londres, New-York. Pendant le déjeuner, comme pendant le dîner d’ailleurs, audition d’orchestres spéciaux dans un répertoire varié.

Au thé : Audition des meilleurs artistes en représentation sur la Riviera, des vedettes de passage ; musique classique.

Après-midi : Informations donnant les principaux cours de la Bourse, les résultats des courses, la météo, les dépêches nouvelles de France, de l’Europe et de l’étranger. Enfin, toutes les informations qui valent d’être apprises sans retard, dont d’ailleurs on lira les détails dans les journaux du lendemain.

Dans la soirée : Une heure de musique classique, et, pour finir, les dernières nouvelles de la nuit.« 

Les noms de Juliette Audibert (pianiste) ou Joann Maguot (violoncelliste) s’ajoutent à la liste des pionniers de cette aventure sonore.

En détail, l’exemple de la journée du 15 février 1923.

À 11 heures : Bulletin météorologique. Nouvelles politiques. Informations. Concert par l’Orchestre tzigane Radio Riviera. À 17 heures : Nouvelles de la journée. Cours de la Bourse. Informations. Grand concert avec le concours de Mlle Juliette Audibert, pianiste, 1er prix du Conservatoire de Paris ; M. Joann Maguot, violoncelliste, 1er prix du Conservatoire de Paris ; Bouffante, alto solo de la Jeune-Promenade. 1. Moment Musical (piano) : Schubert : 2. Andante de la Sonate (piano et alto) : Rubinstein ; 3. Elégie (violoncelle) : H. Vidal ; 4. Pièce pour alto : Theron ; 5. Andante de la Sonate (piano et violoncelle) : Saint-Saëns ; 6. Final de la Pathétique (piano) : Beethoven.

À 21 heures : Dernières nouvelles de presse. Résultats sportifs. Informations. Concert avec le concours de l’Orchestre Radio Riviera et de ses solistes. 1. Fantaisie trio sur un Faust : Gounod ; 2. Elégie (violoncelle) : Luzzatto ; 3. Deuxième Romance (flûte) : X. Leroux ; 4. En Bateau (piano) : Debussy ; 5. Sonate pour piano et flûte (1er mouvement) : Haendel ; 6. Romance de Chérubin (violoncelle) : Mozart ; 7. Premier Impromptu (piano) : Schytté.

Une expérience éphémère, un héritage durable

Radio Riviera ne survivra pas longtemps, quelques mois tout au plus. Les difficultés financières, les tensions techniques, la lenteur des abonnements auront raison de l’élan initial. L’idée de la déplacer à Monte Carlo a plané mais a été vite abandonnée. Mais son importance demeure immense. La Côte d’Azur a servi de laboratoire à la radiodiffusion française. Car si l’expérience s’était avéré payante, au sens propre du mot, des déclinaisons étaient prévues dans d’autres stations balnéaires françaises. « La Côte d’Argent, d’Emeraude, etc… copieront la Côte d’Azur. Dans d’autres pays, sous d’autres cieux, la même formule d’innovation sera faite. Mais c’est la Riviera qui, la première, va bénéficier d’une des applications les plus merveilleuses du progrès« , souligne la presse locale.

Le rêve de Manescau s’est éteint sur la Promenade, mais il a ouvert la voie à Radio Juan-Les-Pins, Radio Méditerranée ou Radio Monte-Carlo et à toutes les antennes qui continuent, un siècle plus tard, à animer la Côte d’Azur.

Une première mondiale oubliée

Aujourd’hui, peu de passants savent qu’au 7 promenade des Anglais, les caves de la S.A.N.T.A. ont abrité le berceau de la radiophonie azuréenne. Et pourtant, c’est bien là que, le 4 février 1923, une voix s’est élevée pour la première fois au-dessus de la cité des anges.
Une voix d’opéra, fragile et claire, portée par deux fils tendus entre deux pylônes de fer, la première voix de la Riviera.

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